Organisation du vivant, organologie des savoirs
Technodiversité, biodiversité, noodiversité : nouveaux régimes de l’habiter
Dans le cadre du programme européen Marie-Curie NEST
En partenariat avec l’Association des Amis de la Génération Thunberg
Pour repenser l’anthropos à lumière de l’entropocène, nous proposons de revenir aux racines philosophiques et historiques ou, en d’autres termes, à une épistémologie historique qui permette d’exercer une critique de l’alliance qui s’est construite, au cours d’un siècle et à partir d’une pensée scientifique emprise de mécanicisme, entre un nouveau scientisme, la technoscience du numérique, et les formes contemporaines de la gouvernance. En s’appuyant sur des notions floues d’information et de programme génétiques, aux conséquences fortes, on a produit une technoscience qui déborde aujourd’hui sur le vivant. Dans le même temps, les développements technologiques issus des révolutions industrielles successives désorganisent profondément le vivant, conduisant à ce qui est couramment appelé la sixième extinction de masse de l’histoire de la Terre, appelant une réforme du rapport entre technologie et vivant.
De nombreuses études critiques font état du rôle politique des nouvelles technologies du numérique, dans ses deux développements les plus importants, l’informatique et l’intelligence artificielle, et dans leurs conséquences pour la compréhension du vivant. Les réseaux informatiques permettent une centralisation nouvelle de l’information, voire la gestion des activités humaines par des monopoles privés et par des gouvernements aux ambitions autoritaires croissantes. Des machines nous reconnaissent et nous suivent, proposent des réponses à des questions mal posées, en raison du formatage programmé qui précède et canalise nos pensées, nos actions et nos désirs. Numérique et biologique constituent aujourd’hui le nouveau milieu noétique dont nous devons prendre soin.
Le numérique réduit progressivement le langage à du code : les programmes qui pilotent les machines sont des systèmes d’écriture où des suites de signes associent des suites de signes à d’autres suites de signes, qui réduisent tout à de l’écriture alphabétique, si nécessaire codé par des 0/1 et qui s’applique à présent aussi à l’écriture du vivant.
Depuis les séminaires de Derrida du début des années 1970 et jusqu’à nos jours (Judith Roof’s Poetics of DNA, 2007), on considère volontiers l’ADN et le langage humain comme des alphabets distincts mais parallèles impliqués dans l’écriture de la vie. Mais la métaphore de l’écriture est à la fois poussée jusqu’au non-sens et révélatrice d’un anthropocentrisme résiduel. La suspicion nécessaire à l’égard de la “vie comme écriture” est préfigurée dans l’œuvre de Bernard Stiegler et s’accentue au cours de son développement. L’une de ses idées les plus anciennes et les plus profondes – également partagée et ensuite réitérée par d’autres, dont Catherine Malabou – est que l’écriture n’est qu’une branche de la technique, et pas nécessairement une forme privilégiée de celle-ci. Pour Stiegler, les technologies n’écrivent pas, mais plutôt grammatisent les corps, en les soumettant à des normes de dé- et de re-fonctionnalisation. Par ce biais elles ont un rôle clé dans l’organisation de la vie organique et exorganique.
Que faire face à ces transferts idéologiques de concepts qui imposent des règles formelles sur le réel et qui nous obligent à les suivre, faute de quoi nous serions exclus du monde à un moment où nous pouvons moins que jamais nous le permettre
Notre réponse propose un parcours alternatif : pour nous « humains », la construction du sens est indissociable des modalités de la présence de nos corps dans l’espace, de l’organisme dans l’écosystème, de l’écosystème dans l’évolution, et de notre humanité dans l’histoire. Le tout, dans la ‘‘radicale matérialité’’ du biologique : nous sommes faits de cette chimie, de cette chair vivante, de ces cellules, et pas d’autres. Au contraire, chez Turing : les instructions, le programme et leur écriture sont mobiles et indépendants de leur implantation matérielle. Dans ce contexte, la perte du sens de la « localité » et « matérialité » du vivant est alors à son comble.
Nous proposons donc de partir du constat que nul vivant n’existe sans ses membranes, son ADN, son ARN, sa physico-chimie et sa dimensionnalité spécifique. Nul cerveau n’existe sans ses cellules neuronales vivantes, toujours actives, sans leurs membranes, leur chimie, se déformant même par leur champ électrostatique, sans leurs connexions mouvantes, sans leur plasticité organique, qui dépasse le corps biologique dans l’espace d’un écosystème. Contre le tout alpha-numérique de l’Intelligence Artificielle, de la biologie du programme et de l’information génétique, il faut reconquérir le sens du corps, de son espace et de sa radicale matérialité biologique. Nous le ferons en passant par les formes de l’imaginaire humain, en croisant les disciplines pour penser l’organisation du vivant avec l’organologie des savoirs.