Session 5 : Intermittence et emploi : vers de nouveaux modèles de travail
Mardi 30 novembre – 14h00-16h30
L’automatisation promettait l’émancipation et l’accès au temps, mais nous nous retrouvons à « travailler » plus longtemps et dans des rôles sédentaires qui nous ont rendus plus sensibles aux maladies. Même notre supposé temps libre est de plus en plus passé devant des écrans, où nous effectuons gratuitement un travail de raffinement des algorithmes pour les très grandes entreprises de données et de médias sociaux qui font tout pour indifférencier travail et loisirs. A travers l’ubérisation, une nouvelle subordination hors emploi se met en place et les « bullshit jobs » achèvent de disloquer les savoirs au service d’une économie irrespectueuse de l’environnement. Comment sortir du cercle vicieux du travail jusqu’à l’épuisement pour pouvoir participer à une consommation tout aussi épuisante ? De la semaine de quatre jours à l’économie de la contribution, comment mieux distinguer ce que Bernard Stiegler nommait « le travail » temps de la capacitation, et l’« emploi », temps de la valorisation économique ? On illustrera cette articulation dans la production de nouveaux communs : coopératives, modèle de l’intermittence, entreprises à mission, pour trouver de nouveaux équilibres entre hétéronomie et autonomie, emploi et travail, automatisme et créativité.
Interventions :
Antoinette Rouvroy – Université de Namur
Armand Hatchuel – MINES ParisTech
La refondation de l’entreprise : une question critique et civilisationnelle.
Dans la représentation classique, le passage de l’industrie à « l’entreprise moderne » a été peu compris. Or, il marque la mutation d’un ars industrialis productif à un régime inédit de création civilisationnelle, obtenu par la confluence, sans précèdent, dans les nouvelles « entreprises » des régimes génératifs du désir et de la science que masque la notion de « consommation ». Les théories du libéralisme et du marxisme ne pouvaient rendre compte de cette anomalie créatrice et puissante qui n’a été possible que via la rupture avec la doxa marchande qu’opère les nouvelles sciences administratives (ou de gestion), elles-mêmes en résonance, contre toute attente, avec les luttes des salariés pour un cadre de travail solidaire et régénérateur. L’époque contemporaine engage, à l’inverse, une double contestation de « l’entreprise moderne » : par l’industrialisation de l’investissement financier qui a imposé une logique économiciste et actionnariale de l’entreprise ; et par la prise de conscience accrue des effets délétères de l’activité créatrice sur les écosystèmes sociaux et environnementaux.
Ces constats ont conduit à penser la nécessaire refondation de l’entreprise en s’appuyant sur une nouvelle généalogie théorique et juridique de la puissance créatrice collective. Cette refondation passe par : a) une redéfinition de la rationalité à partir des notions de création, d’inconnu et de norme de gestion ; b) une redéfinition de la « société » comme agir collectif responsable et engagé. Ces travaux ont notamment contribué à la réforme récente de la « société » dans le code civil et à l’instauration des sociétés à « raison d’être » et à « mission ». Ils invitent aussi, non sans lien avec les perspectives de ces entretiens, à réparer l’oubli, par la modernité, de la « bene gesta » Cicéronienne qui a fait le lit d’une conception hégélienne de l’Etat, inséparable d’une doctrine économiciste de la société civile.
Antonella Corsani – Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Intermittences et autonomie
L’intermittence du travail-emploi a au moins deux visages. L’un est celui de la précarité existentielle. L’autre est le visage de la liberté, c’est-à-dire de la libération du travail-emploi.
C’est cette tension entre l’intermittence comme précarité et l’intermittence comme liberté qui est questionnée. Plus précisément, serons questionnées les conditions pour que l’intermittence du travail-emploi puisse être au fondement d’une écologie temporelle, pour qu’elle puisse permettre une pluriactivité diachronique et synchronique. Enfin, pour qu’elle puisse permettre de développer des activités qui trouvent en elles-mêmes leur finalité, des activités autonomes.
Michel Bauwens – P2P foundation
Faut-il mutualiser le travail libre ? Et si oui, comment ?
Michel Bauwens, fondateur de la Fondation P2P , parlera a partir d’une triple expérience:
1) celle d’une pratique quotidienne en communauté translocale, le réseau de la P2P Foundation, sur la base d’une production entre pairs pour créer des communs
2) celle de conseiller de Smart avec l’ancien directeur Sandrino Graceffa, la mutuelle du travail qui a inventé le concept de travailleur autonome salarié
3) celle d’avoir vécu à Chiang Mai, avant COVID la capitale des nomades digitaux.
Notre proposition est que les mécanismes de solidarité doivent devenir trans-locaux, mais comment ?
Clément Morlat – Institut de recherche et d’innovation
La « néguanthropie » en pratique : valoriser collectivement les temps du travail.
Deux logiques (au moins) peuvent être distinguées pour valoriser au niveau d’un État la qualité des productions de ses territoires. Dans la logique « entrée-sortie » (qui a donné naissance à notre comptabilité nationale), on regarde la valeur économique qui est ajoutée lorsqu’un secteur d’activité utilise des produits ou services fournis par un autre secteur. C’est une vision administrative, on considère l’activité comme spécifique à un secteur. Dans la logique de « productions-jointes » (beaucoup moins connue), on regarde le coût économique à la fois global et unitaire d’un ensemble de processus de production, chacun d’eux impliquant différentes ressources fournies par plusieurs activités. C’est une vision systémique tournée vers les coordinations entre acteurs, elle demande de savoir quelles sont les fonctions de ces coordinations pour le territoire.
Bernard Stiegler abordait un territoire en termes de néguanthropie. En l’espèce, ce concept est associé à l’aboutissement d’un processus de production de savoir territorial (anti-anthropie) qui permet de coordonner plusieurs activités dans la poursuite locale d’un horizon national et planétaire commun : la survie dans l’anthropocène. Cette approche invite i) à comptabiliser les coûts de contribution des activités locales à un apprentissage territorial qui décloisonne les domaines de connaissance et permet d’atteindre des objectifs trans-sectoriels micros mais aussi plus macros ; ii) à penser la valeur aux niveaux national et local en fonction de l’atteinte de ces objectifs « néguanthropiques ».
En termes de temps de travail, en prenant le mot “activité” au sens large, tout ce qui se produit dans le cadre de la famille, du loisir, de la vie associative, de l’emploi, de la vie politique, etc., et qui contribue à un apprentissage territorial « anti-anthropique », a donc de la valeur.