Argumentaire


Aux défis presque inconcevables que constitue l’Anthropocène pour l’humanité confrontée aux effets désastreux de sa propre toxicité, des villes et des territoires tentent de répondre en se mettant en réseau – des open cities aux « territoires positifs ». Saskia Sassen, que nous accueillerons cette année – pour la première fois dans ces Entretiens – théorise la réticulation des localités sous ses angles nombreux et complexes, et ce travail prend dans le contexte actuel une dimension exceptionnellement urgente.

 

Ce « contexte actuel » n’est pas seulement l’Anthropocène atteignant ses limites : nous vivons aussi une nouvelle « révolution urbaine » et territoriale (avec les « territoires numériques » ) qui ouvre des possibilités inédites et prometteurs en vue de lutter contre l’Anthropocène (c’est à dire contre l’entropie que cela engendre), mais qui pourrait tout aussi bien être inurbaine, c’est à dire inhumaine : dénuée d’urbanité – et la ville dénuée d’urbanité devient la jungle – tout aussi qu’hyperentropique.

 

Cette nouvelle révolution urbaine concerne autant les techniques de conception et de construction du bâti et des infrastructures que la gestion de la mobilité et des flux en général, les dynamiques économiques induites par la numérisation, et les contradictions et insolvabilités qu’elles génèrent de plus en plus souvent en disruptant les modèles macro-économiques qui garantissaient jusqu’alors et plus ou moins mal solvabilité et soutenabilité à long terme.

 

Il est impossible d’appréhender cette « révolution urbaine » – et en vue de combattre sa possible inurbanité hyperentropique – indépendamment du processus de réticulation computationnelle de la vie quotidienne et des espaces communs et publics aussi bien que privés et intimes qui se déploient avec la grammatisation numérique de l’espace et du temps. Et il convient de l’inscrire dans une histoire morphogénétique de l’urbanisation entamée dès le Néolithique, en observant les ensembles urbains ni comme de simples organismes, ni comme de simples machines – tension entre deux modèles qu’avait soulignée Italo Calvino.

 

Au cours des séminaires du printemps 2018 (séminaire Pharmakon) et de juillet 2018 (entretiens préparatoires aux ENMI) qui ont préparé cette rencontre, et en référence au concept d’organe exosomatique d’Alfred Lotka (dans « The law of evolution as maximal principle », Human biology, 1945), l’équipe et les partenaires de l’IRI ont tenté d’appréhender les ensembles urbains comme des exorganismes complexes, qui évoluent, comme les organismes, mais dans des conditions qui ne dépendant pas de la biologie (ces « exorganismes » ne sont pas organiques, même s’ils comportent une dimension organiques : celles de leur habitants) : ces conditions sont celles du droit (et donc de la politique) et de l’économie (ce qu’avait souligné Nicholas Georgescu-Roegen dans The entropy law and the economic process).

 

Dans quelle mesure un nouveau « droit à la ville » pourrait-il prendre corps dans la révolution urbaine computationnelle qui fait apparaître un nouveau type d’exorganismes urbains – et en quoi ceux-ci menacent-ils de devenir inurbains, c’est à dire inhumains ? Comment faire en sorte que les habitants bénéficient de ce qui s’impose en ville à travers l’internet des objets, les technologies de modélisation et de gestion de tous les éléments constitutifs de l’urbain, tel par exemple le « béton interactif », le building information modeling et le téléguidage (ou remote control) par les plateformes et les satellites (via le Global Positionning System combiné aux Systèmes d’Information Géographique) ?

 

Faire en sorte que les habitants bénéficient de la nouvelle révolution urbaine, et par un nouveau « droit à la ville », plutôt qu’ils n’en subissent les conséquences désastreuses à travers des politiques « extractivistes » les court-circuitant, cela suppose d’y faire apparaître de nouvelles perspectives économiques permettant de valoriser la localité des territoires apprenants que devront devenir ces nouveaux sites de l’intelligence urbaine – et cela passe par des modèles économiques valorisant notamment les communs (c’est à dire les savoirs collectivement développés autour de biens communs) et la contribution elle-même valorisée par un dépassement du couple classique de la valeur d’usage et de la valeur d’échange.

 

Ces questions n’ont rien de théorique. Elles constituent les grands enjeux de ce qui, à travers la métropole du Grand Paris, et avec la nouvelle dynamique urbaine engendrée par les Jeux Olympiques de 2024, pourrait générer aussi bien un nouveau génie urbain qu’un mauvais génie inurbain – dénué d’urbanité – : celui que semblent engendrer les modèles promus par le marketing sous le nom de « smart cities », où l’intelligence (smartness au sens de Sam Palmisano, président d’IBM) est réduite au calcul et aux boucles de rétroaction qu’il permet de générer à la vitesse de la lumière (conception de l’intelligence qui est contradictoire avec la théorie des systèmes dynamiques et des organisations néguentropiques que sont aussi les villes, parce que cela génèrent ce que Ludwig von Bertalanffy appelait des systèmes fermés – c’est à dire autodestructeurs).

 

Comme ce fut souligné aussi bien par Jean-Pierre Vernant que par Henri Lefèbvre (et bien d’autres), la ville, la polis et l’urbs auront aussi été des lieux de transformation de l’intelligence individuelle et collective – et la géométrie tout aussi bien que le droit et la philosophie en sont issues (Cf. par exemple Vernant, Mythes et pensée chez les Grecs, Lefèbvre, Le droit à la ville, chapitre deux).

 

Au XIXe siècle, le devenir industriel de la ville – nouvellement reliée aux réseaux ferrés, et non seulement fluviaux ou routiers, et liée aux unités de production et de distribution industrielles qui en redessineront les fonctionnalités – aura engendré l’expérience urbaine nouvelle (« moderne ») que diront et méditeront Charles Baudelaire aussi bien que Walter Benjamin et tant d’autres, jusqu’à ce que l’automobile, la radio puis la télévision conduisent aux hypermarchés et aux déserts conurbains (et très peu urbains) caractéristiques de la fin du XXe siècle et de son fonctionnalisme ruineux.

 

A présent le territoire urbain devient un terrain d’atterrissage, si l’on peut dire, de réseaux devenus informationnels et computationnels, contrôlés par des plateformes de dimensions planétaires, et atteignant un niveau de capillarité réticulaire tel qu’il articule des échelles jusqu’alors incommensurables – en court-circuitant nombre d’échelons intermédiaires, tels les États – : des organes internes des corps vivants à l’exosphère que forme la ceinture de satellites que contrôle le « capitalisme des plateformes », le calcul opère l’extraction des valeurs territoriales tout en épuisant les territoires eux-mêmes – imposant ainsi une nouvelle dynamique toujours plus ruineuse et plus destructrice du soin dans la biosphère devenue une technosphère.

 

Face à ce qui constitue un risque que chacun pressent désormais plus ou moins (fusse en pratiquant le déni), les Entretiens du nouveau monde industriel 2018 entendent poser que la « résistance » à ce devenir n’a aucun avenir si elle ne parvient pas à inventer une nouvelle intelligence urbaine s’emparant de ces transformations révolutionnaires, et en partant des territoires apprenants que pourraient et devraient devenir les villes et conurbations engendrés par les derniers développements de ce que Clarisse Herrenschmidt a appelé « l’écriture réticulaire » et Antoinette Rouvroy « la gouvernemntalité algorithmique ».