Basée sur la data economy, la médecine dite « 3.0 » en est à ses premières avancées, et déjà des groupes pharmaceutiques tissent des alliances avec Google pour le développement de traitements bioélectroniques (GlaxoSmithKline) ou d’objets communicants (Sanofi), cependant que Generali repense le modèle assurantiel dans ce nouveau contexte. Or ce secteur en pleine évolution, évidemment porteur d’espoirs, est aussi la base de développement du discours transhumaniste – ce dont il s’agira ici d’appréhender les véritables enjeux.
*
Depuis 1993, avec l’avènement du world wide web, la connectivité généralisée a provoqué dans ce que l’on appelle désormais l’Anthropocène sa période actuelle qui est dite aussi « disruptive » : une série de transformations majeures s’est enclenchée, telle une « réaction en chaîne » au sens qu’à cette expression en physique nucléaire. Dans ce contexte, tel qu’il se combine avec l’avènement des biotechnologies, et plus généralement avec ce que Jean-Pierre Dupuy a appelé les « technologies transformationnelles », il est devenu courant de parler de « rupture anthropologique » – c’est-à-dire d’une bifurcation majeure dans le destin de l’humanité.
C’est aussi dans ce contexte que l’idéologie transhumaniste s’est récemment imposée dans le débat public – largement promue par l’Université de la Singularité avec les soutiens de l’entreprise Google (devenue Alphabet) et de la Nasa. Il s’agit cependant d’idéologie : ce discours est profondément irrationnel.
*
À travers les Entretiens du nouveau monde industriel de cette année 2016, il s’agira de considérer l’ensemble de ces questions du point de vue de ce qu’Alfred Lotka et à sa suite Nicholas Georgescu-Rœgen (tous deux mathématiciens) ont appelé « l’exosomatisation »[1]. Ce concept, qui fournit une nouvelle intelligibilité du devenir humain, pourrait aussi contribuer à la formation d’un nouvel âge de la raison – face à la déraison transhumaniste.
L’exosomatisation est le processus par lequel, il y a plusieurs millions d’années, la vie, dont l’évolution consiste en une morphogenèse d’organes toujours plus complexes et différenciés, également appelée organogenèse, a engendré ce que l’anthropologue André Leroi-Gourhan décrivit comme un processus d’extériorisation, et Alfred Lotka comme un processus d’exosomatisation – au cours duquel l’organique se dote d’organes inorganiques, poursuivant sa différenciation par d’autres moyens que la vie, c’est à dire à travers des organes qui ne sont donc plus endosomatiques, mais exosomatiques.
Nicholas Georgescu Rœgen a montré que c’est à partir de ce fait majeur, qui est la condition d’apparition de ce que l’on appelle l’humanité, qu’il est possible et indispensable de refonder de nos jours l’économie – comme l’a rappelé récemment Antoine Missemer[2] : l’exosomatisation est ce qui induit dans l’histoire du vivant un nouveau rapport entre l’augmentation de l’entropie – qui constitue le second principe de la thermodynamique – et le maintien local et temporaire de l’entropie à un niveau bas, qui caractérise le vivant – tel que l’a décrit Erwin Schrödinger dans Qu’est-ce que la vie ?[3] . C’est ainsi à une refondation de l’économie qu’invitent les travaux fondamentaux de Georgescu-Rœgen.
*
La période actuelle de l’exosomatisation se caractérise par une accélération extrême de ce processus constant de sélection de nouveaux organes artificiels en quoi consiste l’histoire de l’humanité, et qui se produit désormais exclusivement selon les critères du marché, ce qui est insoutenable aussi bien d’un point de vue environnemental que d’un point de vue économique, social, somatique, psychique et intellectuel.
Là où l’on nous parle de destin transhumaniste – à travers un discours massivement irrationnel qui promet l’avènement d’une hyper-oligarchie dominant une immense masse de sous-hommes –, la question s’impose de la reconstitution d’une rationalité capable de fournir les critères de sélection requis par le nouvel âge de l’organogenèse exosomatique, dont les technologies transformationnelles sont les résultats, et dont l’évolution ne saurait être prescrite par le marché à lui seul : nous savons combien celui-ci est court-termiste, spéculatif, et en cela ruineux.
Ces questions constituent un enjeu majeur pour le monde en général, et pour l’Europe en particulier. Au moment où Barack Obama discourt sur les investissements fédéraux dans la nouvelle intelligence artificielle qui est à la base de ces évolutions – mais l’intelligence noétique, constitutive de ce que les Grecs anciens appelaient le νοῦς (nous), telle qu’elle procède précisément de l’exosomatisation dès son origine, a toujours été artificielle –, il est temps que l’Europe déploie sa propre stratégie en offrant au monde la vision et le projet d’un avenir soutenable qui s’approprie la transformation en cours en y affirmant et en y cultivant une nouvelle rationalité au moment où tous les secteurs industriels sont affectés par ce devenir, et en particulier celui de la santé.
[1] Nicholas Georgescu-Rœgen, The entropy law and the economic process, Harvard University Press, 1971.
[2] Antoine Missemer, N. Georgescu Roegen, pour une révolution bioéconomique, ENS Editions, 2013.
[3] Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie, De la physique à la biologie, Points Science, 1993.