Session 1

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Session 1 : Exosomatisation et avenir de la société

L’« augmentation » des organes organiques de l’homme par des organes artificiels – organologiques en cela – est définitoire de l’hominisation dès l’origine. Présenter l’augmentation de l’homme comme une radicale nouveauté est à cet égard une imposture. Il n’en reste pas moins que l’organogenèse exosomatique contemporaine présente des caractères tout à fait inédits.

 

Intervenants

Bernard Stiegler (philosophe, directeur de l’IRI) – Organologie, pharmacologie et exosomatisation à l’époque du transhumanisme

Dominique Lecourt (philosophe, Institut Diderot) – La technique et la vie

Au début des années 1960, l’ingénieur Marvin Minsky posait la question : « serons-nous un jour en mesure de construire des machines intelligentes ? ». Sans hésiter, il répondait par l’affirmative. Oui, disait-il, parce que nos cerveaux sont eux-mêmes des machines ! Mais ce ne serait qu’une étape vers la « symbiose entre l’homme et la machine ». On allait assister à un véritable tournant dans l’évolution humaine !

De l’intelligence à la vie artificielle, du « post-humanisme » au « transhumanisme », l’interrogation sur la technique se déplace alors de la vie vers la mort. C’est la « mort de la mort » (Laurent Alexandre) qui focalise l’attention des chercheurs. L’humain est saisi dans son mouvement. Il se dépasse lui-même. Il s’ouvre la voie du prophétisme. Sommes-nous en train de vivre le « moment fort » de l’histoire de la terre, sinon de l’univers entier ?

Les années passent. Qu’en est-il de ces vaticinations ? Vivons-nous désormais de plain-pied dans un âge de l’humanité libérés des contraintes corporelles ? Par la convergence NBIC ? La mort est-elle devenue une maladie comme les autres ? La génération qui atteindra 1000 ans est-elle déjà née ? Plutôt que de célébrer naïvement l’avènement du transhumanisme, ce sont les thèses du « sur matérialisme » qu’il convient d’explorer – lointains échos du « sur matérialisme » bachelardien. Il faudrait repenser de fond en comble la notion de « dignité humaine ».

Antoine Missemer (économiste, ENS de Lyon) – Exosomatisation et théorie économique chez Nicholas Georgescu-Roegen

Dans son projet de refondation de la science économique face aux défis écologiques, Nicholas Georgescu-Roegen (1971) mobilise la notion d’exosomatisation pour légitimer le rapprochement des sciences sociales avec la biologie évolutionniste. Son ambition n’est pas liée à un quelconque darwinisme social, mais à la volonté de définir l’économie comme la science de l’évolution exosomatique. Une telle définition est loin d’être anecdotique, car elle implique des changements importants dans la façon de concevoir les théories économiques (prise en compte des phénomènes d’irréversibilité, de mutation aléatoire, d’incertitude). L’exosomatisation constitue chez Georgescu-Roegen un des leviers essentiels du développement économique moderne. En cerner les enjeux paraît alors incontournable pour bâtir un savoir économique adapté au monde qui nous entoure.

Paolo Vignola (Yachai University) – Vivre et penser comme des Pokémons. Notes pour une pharmacologie de l’immanence.

Dans Vivre et penser comme des porcs (1998), Gilles Châtelet avait esquissé une symptomatologie de la décadence des démocraties occidentales, cette symptomatologie se fondant sur la honte philosophique qui, pour Deleuze, doit toujours caractériser la pensée critique. L’été dernier, notre obsession pour le jeu Pokémon Go, qui a bouleversé la vie sociale à plusieurs niveaux, que ce soit dans l’usage des voies publiques, des logements, dans la vie familiale, les relations amicales, ou encore la conduite automobile et les agences de tourisme. On pourrait envisager ainsi Pokémon Go comme la métonymie de la disruption numérique en cours. En fait, la disruption fait bien plus que de nous pousser à chercher partout des petits animaux : elle court-circuite la vie sociale à part entière tout aussi bien que l’élaboration théorique, en créant face à soi un vide juridique et politique tout à fait inédit. Ce court-circuit a, entre autres effets, celui de créer les conditions pour la constitution d’un nouvel espace, qu’avec Benjamin Bratton nous pouvons appeler un nouveau nomos de la Terre, caractérisé par l’hégémonie des plateformes numériques d’intermédiation et des systèmes géo-satellitaires dont nous, les chercheurs de Pokémon, ne sommes que les serviteurs.

Le capitalisme des plateformes numériques est également disruptif envers la philosophie elle-même, soit en général comme pensée critique, soit dans le cas particulier des concepts émancipateurs comme ceux d’immanence, de singularité et de différence. Afin de démontrer cela, seront convoqués deux célèbres ouvrages de Deleuze et de Derrida qui nous seront utiles pour prendre la mesure du problème de la pensée émancipatrice aujourd’hui. Cette pensée doit se repenser sous des conditions pharmacologiques (relevant de l’exosomatisation), et, pour ce faire, doit s’efforcer d’éprouver la honte d’être dépossédée de ses pouvoirs – la capacité d’abstraction, l’anticipation, le rêve, la projection – et de se retrouver à vivre comme des Pokémons dans l’immanence illusoire de la plateforme.

Mardi 13 décembre – 10h-13h

Bernard Stiegler

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