19 décembre
10H-12H30
Session 4 – Eco-technologie, techno-esthétique et communautés alternatives
Pour Gilbert Simondon, l’individu (et par extension l’objet technique) qui optimise le « rendement » de son rapport à son milieu fonde une « techno-esthétique » à tel point que nous devrions pouvoir distinguer, dans le monde industriel, les systèmes monstrueux ou infidèles à leur milieu, des systèmes optimisés dans leur concrétisation, c’est-à-dire aussi proches des systèmes biologiques. Comment cette approche que l’on peut qualifier d’« éco-technologique » peut-elle modifier nos démarches d’ingénierie et de design mais aussi les pratiques esthétiques elles-mêmes ? Comment les communautés alternatives et notamment dans le champ de l’écologie peuvent ainsi se réapproprier un discours sur l’industrie ?
Intervenants :
Ludovic Duhem, philosophe (Haut École des Arts du Rhin à Strasbourg)- L’éco-technologie à partir de Simondon
L’idée d'”écotechnologie” tente de répondre à une situation problématique majeure et totale : celle de l’urgence écologique produite par l’industrialisation de tous les modes de production humains partout sur la Terre et à tous les niveaux de réalité. Comme le terme “écotechnologie” l’indique immédiatement, elle est la rencontre de l’écologie et de la technologie ; plus précisément, elle exprime la nécessité de repenser l’écologie avec la technologie et la technologie avec l’écologie. Cette exigence n’est pas une volonté de réconciliation opportuniste en faveur de la gestion des nuisances de l’anthropocène (ou technocapitalocène) pour maintenir la croissance mondiale et continuer le développement industriel. C’est au contraire la condition de la critique de la fausse alternative entre protectionnisme écologiste intégral et solutionnisme technologique capitaliste d’une part, et la condition de la redéfinition des modes de subsistance et d’existence humains à long terme d’autre part. Bien que l’idée d’écotechnologie ne soit pas de Simondon, elle reprend son ontologie génétique, relationnelle et scalaire ; sa technologie réflexive anti-utilitariste et anti-économiciste ; son éthique décentrée et multimodale ; en vue d’une profonde réforme culturelle (techno-esthétique et spirituelle) pour mettre en résonance vie organique, vie technique et vie symbolique ; et lutter ainsi contre l’insensibilité et l’incurie généralisée imposées par les industries culturelles à l’époque de la réticulation socio-numérique. Or, une telle réforme culturelle implique de repenser techniquement, économiquement et politiquement l’industrie, notamment à travers une autre idée de Simondon à reprendre et à transformer, celle d'”industrie ouverte”. Et travailler à l’avènement d’une industrie ouverte signifie repenser le savoir-faire, le savoir-concevoir et le savoir-être en rétablissant le lien au lieu, ce que la mésologie d’Augustin Berque et le biorégionalisme de Peter Berg peuvent contribuer à réaliser. Cette intervention proposera ainsi de poser les éléments fondamentaux pour une écotechnologie industrielle et ouverte, locale et émancipatrice.
Laurence Allard, sémiologue, Sciences de la communication (Université Lille-Fasest/IRCAV-Sorbonne Nouvelle) – Eco-technologies décoloniales : le “faire avec” de diggers de l’anthropocène
La notion « d’éco-technolologies » sera déployée en suivant l’approche de la physiciennne queer Karend Barad du “material turn”dans cette communication. Il s’agit ainsi de prendre en considération les conditions matérialo-infrastructurelles d’existence des textualités numériques. Le programme d’une saisie éco-technologique décoloniale d’un numérique impactant les milieux s’attachera plus aux tonnes de déchets alimentant les “minesurbaines” de l’anthropocène. Ce sont plus particulièrement les acteurs mobilisés autour de ces « communs négatifs » (Alexandre Monnin) que sont les réparateurs associatifs, les designers ou artistes concernés, les militants écologistes décoloniaux dans différents contextes (repair café, fablabs) qui se trouveront valorisés lors de cette communication. En hommage aux premiers « bêcheux » luttant contre les enclosures et pionniers du mouvement des communs en s’opposant aux enclosures du 17ème siècle ainsi qu’aux artistes de la culture libre du San Francisco des années 1966, nous appellerons « diggers de l’anthropocène » celles et ceux qui inspirent un imaginaire du numérique du « faire avec et du déjà là » et agissent pour le mouvement naissant de l’urban digging.
Alexandre Monnin, philosophe (ESC Clermont) – Politiser le renoncement
La question technologique est au cœur des bouleversements en cours. Elle apparaît pour les uns comme la cause de nos maux, et pour d’autres, comme la solution à ces derniers. Souvent convoquée sur le banc des accusés au titre d’une critique du techno-solutionnisme ou de l’extractivisme, plusieurs publications récentes mettant en cause la transition énergétique de même que des chantiers industriels en cours La critique de l’industrialisme est parfois étendu à la transition écologique elle-même, contribuant à la décrédibiliser. Un ré-ancrage territorial, axé sur les enjeux de subsistance, prendrait ainsi la place d’une modernité sur le point de chanceler. Pourtant, à rebours de ces velléités, tous les scénarios du GIEC nécessitent un certain niveau de développement et de transfert technologique pour sortir de l’ornière – en plus des changements importants en matière de politique, de gouvernance, de lutte contre les inégalités, etc. D’autres scénarios, décroissants ou assimilés, mobilisent également les gains d’efficacité à venir et la décarbonationpour imaginer des modes de vie viables à 8 milliards d’individus. Dans ces conditions, la voie du rejet ou la bascule vers les low-tech est-elle la seule possible ? Faut-il sortir de la production (ou du “producérisme”) ? Dans le cas contraire, existe-t-il aujourd’hui une possibilité de faire place à la technologie et à l’industrie de manière non-naïve, en intégrant la question du renoncement, et sans laisser de côté les questions difficiles pour l’écologie de la puissance et de la géopolitique, plus vives que jamais ?
Cy Lecerf Maulpoix, auteur, enseignant aux Beaux-Arts de Marseille, doctorant (CEMS/ LAP EHESS), Communs et communautés négatives, penser la technocritique depuis le prisme queer
A contrario des paniques morales contemporaines et des perspectives décroissantes réactionnaires portées sur les vies minorisées et corps queers impurs ou « contre-nature », la relecture de l’histoire des luttes des dissident.e.s de l’ordre sexuel comme de nombreux autres combats minoritaires nous rappelle une longue histoire critique des phénomènes liées au productivisme et au complexe médico-industriel. Ils esquissent différentes pistes pour le présent qu’il s’agit désormais d’amplifier. L’émergence actuelle d’analyses et d’enquêtes menées par les concerné.e.s, d’expérimentations collectives, de réflexions sur l’élaboration de technologies et d’infrastructures alternatives de soin, de protocoles de biohacking, de bifurcation des usages numériques etc, tracent les contours d’une éco-technologie féconde. Cette intervention proposera ainsi plusieurs pistes de réflexions et propositions critiques sur cette intrication entre communs et communautés « négatives ».
Mathieu Triclot, philosophe (UTBM) – Produire en prenant soin des milieux
Pourquoi penser la conception par le(s) milieux ?
Quelles ressources nous offrent les notions de « milieu » et de « milieu technique » pour repenser les activités de conception ? Il s’agit ici d’opérer la jonction entre des traditions de savoirs qui emploient et conceptualisent le terme de « milieu » et l’activité de design. Ce tournant prend naissance à partir d’une position de philosophe des techniques « embarqué » sur des projets technologiques concrets.
L’adoption d’une perspective de « conception centrée sur les milieux » introduit une quadruple divergence dans la conduite des activités de conception. « Milieu » fonctionne d’abord comme un terme qui élargit la focale, prolongeant le clivage introduit par les perspectives d’un « design centré sur l’humain » par différence avec une conception « centrée objet ». Mais le « milieu » n’est pas seulement ce qui « environne », auquel cas, la notion de milieu serait réductible à celle d’« environnement ». Le « mi-lieu » implique une ontologie relationnelle, qui oblige à considérer la dimension constitutive des techniques : aussi bien pour les milieux d’activités impactés que pour les technologues eux-mêmes dans leur milieu de recherche. Enfin, milieu oblige à prendre en charge la question de la normativité des milieux techniques. Au paradigme d’une conception « des milieux », qu’il faut écarter car elle reconduit une illusion de maîtrise, nous substituons la figure d’une conception « par les milieux » (méthode) et « pour les milieux » (valeurs).