18 décembre
9H30-12H30
Session 1 – Transition ou bifurcation ? Regards croisés sur l’histoire et les politiques industrielles
Transition ou bifurcation ? Écosystèmes ou milieux ? Planification centralisée ou innovation ascendante ? Modèles physiques ou modèles biologiques ? Quels regards pouvons-nous porter sur l’histoire de l’industrie et des politiques industrielles et sur leurs fondements épistémologiques et sémiotiques pour dégager une nouvelle critique et une nouvelle fabrique de l’industrie ?
Intervenants :
Pierre Musso, philosophe (professeur honoraire à l’Université de Rennes et à Telecom ParisTech- Généalogie des imaginaires des bifurcations industrielles en Occident
Après avoir établi une brève généalogie des bifurcations industrielles depuis les XII- XIIIe siècles qui marquent une “première révolution industrielle” il s’agira de dégager les marqueurs imaginaires de ces bifurcations constitutives de la religion industrielle de l’Occident.
Pierre Veltz, ingénieur, sociologue et économiste- L’industrie peut-elle bifurquer ?
Pour répondre à cette question, il convient d’abord de quitter des images dépassées de l’industrie, réduite à la manufacture d’objets de plus en plus complexes, sous des normes de conformité et de précision de plus en plus sévères. Le concept d’hyper-industrie permet d’élargir la vision, de comprendre le passage d’une industrie des objets à une industrie des usages et des expériences, se développant dans deux grandes directions : la conception et la maintenance de grands systèmes socio-techniques permettant de restaurer l’habitabilité du monde et, à l’autre pôle, une économie du centrage sur l’individu, les corps, les émotions. Une hyper-industrie dont les objets centraux sont, pour faire image, la ville, l’éducation et la santé, et non plus la voiture ou l’ordinateur C’est dans ce cadre conceptuel qu’on peut reposer la question des trajectoires techno-industrielle, au regard de la poly-crise écologique, loin de la vision naïve de la « croissance verte ». Des voies multiples s’ouvrent en effet, mobilisant de manière radicalement différente les plates-formes numériques et les territoires.
Table ronde Pierre Musso, Pierre Veltz et Patrick Johnson, directeur Général Adjoint, Recherche & Sciences, Dassault Systèmes
abstract
Giuseppe Longo, mathématicien (ENS-Cnrs) – Le nouveau pythagorisme impératif, convergences épistémiques entre technosciences et industrie
Le codage numérique de lettres de l’alphabet, une pratique certes très ancienne, est devenue une technique rigoureuse et générale grâce aux mathématiques des années 1930. L’encodage de l’univers dans des suites discrètes (bien séparées) de nombres et de lettres s’en est suivi, au cours et après la IIème guerre mondiale – justement qualifiée de « guerre du code ». Les suites finies de lettres et de nombres entiers deviennent alors un équivalent général du « tout est code » : les chromosomes sont assimilés à un « code-script » du développement avec Schrödinger en 1944 ; toute forme, dans n’importe quel nombre de dimensions, peut être aujourd’hui encodée sur un écran fait de pixels, à leurs tours encodés par des suites de 0 et de 1 dans la mémoire d’un ordinateur. Or, les langages de programmation, même ceux qui nous permettent de dessiner, d’enregistrer et de produire la parole… sont encodés dans des suites de 0-1, en passant par des compilateurs et des systèmes d’exploitation, qui décrivent des ordres pour modifier d’autres suites de 0-1. Et, sur l’écran d’un ordinateur, où rien ne bouge, une pomme (rouge) tombe car des ordres (un programme) imposent à des pixels de changer de couleur, blanc/rouge/blanc, des changements d’état. « Les lois de la physique sont des algorithmes », proclament de nombreux récipiendaires du Turing Awards (Leivant, Pearl) : elles suivent un déterminisme laplacien, enrichi par des statistiques et des interactions entre programmes. De même, l’ADN est une suite d’instructions (un programme), nous expliquent des Prix Nobel de biologie (de Monod à Doudna, 2020). Le monde fonctionne donc car il obéit à des ordres, en dépit du bruit qui peut, occasionnellement, en affecter le réglage cartésien (Monod), l’exactitude de l’« édition » (editing) de l’ADN (Doudna), la dynamique laplacienne (Pearl). Faire de la science contre ce pythagorisme impératif qui nous gouverne et qui s’est imposé dans l’industrie demande aux jeunes le courage de bifurquer vers des visions dialectiques et immanentes, qui promeuvent la diversité théorique et d’analyses causales, la production de nouveauté en collaboration, non-préprogrammées par le pouvoir économique, politique et industriel.
Sophie Pène – sociolinguiste (Un. Paris Cité) et Antonella Tuffano – architecte-urbaniste, professeure de design (Paris 1-EHESS)
Lors de ses vœux 2024, Emmanuel Macron a souhaité marquer les esprits avec la métaphore d’un « réarmement » s’appliquant entre autres à l’économie, aux services publics, à « la relance de nos industries vertes ». « Réarmement » qualifie a posteriori une politique industrielle dont la langue sera sommairement décrite ici au travers de l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) Compétences et Métiers d’Avenir (CMA, France 2030), de ses différents discours d’accompagnement et de projets lauréats. L’hypothèse discutée concerne le façonnement d’un fac-similé d’écosystèmes, qui aurait entre autres marques la volonté de promouvoir une “langue” (au sens de V Klemperer, lu par J Chapoutot, « qui s’insinue dans le langage courant et s’inscrit de manière inconsciente au plus intime de chacun »). Que dit cette langue décrivant un écosystème industriel circonstanciel et artificiel : 1- du récit public politique et administratif sur l’industrie comme élément d’écosystèmes sociaux et vivants, 2- de la prise en compte ou non de la relation des jeunes à l’industrie (puisque le programme CMA vise des “compétences” pour l’industrie future), 3- des contraintes adaptatives que les entités candidates admettent pour parler cette langue et devenir éligibles aux financements, 4- de la prise en compte ou non du cadre actuel réel, scientifique, philosophique, moral, écologique, au sein duquel s’inscrira historiquement la volonté gouvernementale. En conclusion, et en vue de la discussion, s’ensuit-il une conception de l’industrie qu’une analyse organologique pourrait accompagner dans une reconception régénérative et restaurative ?