Les Entretiens du nouveau monde industriel 2024
LA NOUVELLE ECOLOGIE DE L’INDUSTRIE
Pour une bifurcation vers l’éco-technologie et les nouvelles localités industrielles
Partenariat : La fondation maison des sciences de l’homme, Institut Mine-Télécom – Business School, Institut pour la Recherche – Caisse des dépots, la revue Etudes Digitales et le programme européen NEST
1. Thème des entretiens
Le 12 mai 2023 en visite à Dunkerque, ville du Nord érigée par l’Élysée en symbole de sa politique de réindustrialisation tournée vers la transition écologique, Emmanuel Macron a confirmé l’implantation d’une usine de batteries du taïwanais Prologium (3000 emplois, investissement de 5,2 milliards d’euros) ainsi que la construction prochaine d’une usine de batteries électriques au lithium (1700 emplois, investissement de 1,5 milliard d’euros) fruit d’un partenariat entre le français Orano et la société chinoise XTC. Selon le vice-président de ProLogium1, ces projets de « gigafactorys » constituent un « véritable écosystème pour les batteries dans le nord de la France ».
A quelle « écologie » cet « écosystème » fait-il référence ? S’il procède bien d’une « planification écologique » s’appuie-t-il sur des dynamiques territoriales durables ou répond-il d’abord à un contexte géopolitique national et international ? Ne faut-il pas renoncer à la notion d’écosystème quand celle-ci n’a plus aucun des caractères anti-entropiques et historiques que l’on trouve dans le vivant ?
Dans le cadre de nos entretiens, pour mieux comprendre les enjeux et les tensions et proposer de nouvelles approches industrielles, nous partons de la richesse et de la diversité des « localités » qui produisent de nouveaux savoirs. Est-ce que les fablabs, les usines distribuées, les circuits courts, l’économie circulaire, les projets low-tech et les coopératives numériques peuvent contribuer à une dynamique d’innovation ascendante qui crée une « nouvelle écologie industrielle » ?
Écologie et industrie. Au premier abord, les deux termes semblent antinomiques tant l’actualité politique dresse de plus en plus les défenseurs de l’environnement contre les tenants d’un capitalisme vert ou d’un techno-solutionnisme éclairé comme seul remède possible à la crise. Loin de tout retour à une ère post-industrielle, ne faut-il pas repenser à la suite de Bernard Stiegler une ère hyper-industrielle comme porte de sortie au modèle productiviste de la même manière que la Convention et le Saint-Simonisme posaient l’industrie comme une nouvelle révolution ?
La question de l’industrie était déjà à l’origine de la création de l’association Ars Industrialis en 2005 qui proposait de partir de cette définition pour la critiquer et la dépasser : « L’industrie est ce qui suppose du capital libre s’investissant dans de la technologie permettant de gagner en productivité et de réaliser des économies d’échelles ». Comment aujourd’hui repenser cette question de la productivité et donc de la production dans ce que beaucoup évoquent comme une nécessaire « transition » ? Or, même le discours sur la « transition », se révèle être, à tout le moins sur le plan énergétique, au mieux une injonction politique, ou au pire une contre-vérité scientifique et historique comme le soutient aujourd’hui Jean-Baptiste Fressoz2.
Plus que celle de la transition, notre hypothèse est celle de la « bifurcation »3 à la suite de Gilbert Simondon et Bernard Stiegler. Elle tient d’une part qu’il n’y a pas d’écologie possible sans organologie et sans pharmacologie et que, d’autre part, repenser l’écosystème de l’industrie c’est d’abord penser la technologie comme un écosystème. Ne faut-il pas ici tisser des relations d’échelle et des analogies entre l’industrie et la technologie telle que théorisée par Simondon ? Une « éco-technologie » pour reprendre le terme jamais employé par Simondon mais tel qu’il est discuté dans l’ouvrage collectif dirigé Jean-Hugues Barthelemy et Ludovic Duhem4 ou plus récemment par Victor Petit dans l’ouvrage coordonné par Mathieu Triclot5 mais qui était déjà discuté dans les colloques de Cerisy organisés par Vincent Bontems en 2016 et en 20236.
Cette question de l’éco-technologie est à l’opposé d’une vision « verte » de l’industrie qui se réduit le plus souvent à diminuer l’impact énergétique, ou l’impact carbone. C’est une vision systémique qui reconsidère des localités de production où la question du « rendement » ou du « progrès » s’envisage à la suite de Simondon d’abord comme une « concrétisation » c’est-à-dire une optimisation métastable du couplage des individus (biologiques, techniques, sociaux) à leurs milieux. N’est-ce pas une autre manière de s’interroger sur la mécroissance ? N’est-ce pas aussi une adresse aux designers pour concevoir des dispositifs capables d’intégrer les contraintes des grandes échelles dans un fonctionnement local ? Une dynamique visant à développer une nouvelle forme de « bienveillance dispositive » qui croise, à bien des égards, ce que l’on nomme aujourd’hui le mouvement « low-tech » et une forme d’extension industrielle des Fablabs ?
Cette nouvelle écologie industrielle serait en réalité imprégnée d’un « milieu » numérique qu’il n’est plus légitime d’isoler comme une filière indépendante. Pourtant, ce milieu apparaît plus que jamais à la fois comme le poison et le remède. Un pharmakon qui, par son impact énergétique (le numérique représente 10% de la consommation énergétique avec un doublement tous les 4 ans), à la fois révèle (apokálupsis) et masque l’ampleur d’une crise qui n’est pas qu’énergétique et environnementale puisqu’elle affecte aussi nos pratiques sociales et intellectuelles. En effet, le déploiement massif des systèmes de traitement de grandes masses de données, dits « d’intelligence artificielle » affecte à présent profondément le monde du travail et de l’industrie mais aussi la production de savoir et la vie de l’esprit. De même que nos systèmes biologiques sont bouleversés par une réduction dramatique de la biodiversité, l’hégémonie des plateformes numériques planétaires et leur utilisation massive de l’IA pour produire du code provoque une perte de technodiversité dans les environnements de développement et favorise aussi, par la maximisation du probable, une menace pour la noodiversité. Nous sommes inexorablement entrainés dans une nouvelle course à la croissance du recours au calcul qui produit une civilisation non pas trop technicienne mais mal-technicienne selon l’expression du philosophe Gilbert Simondon7. Comment, dès lors, repenser une industrie non seulement éco-responsable et sobre, voir ouverte à des renoncements positifs8 mais aussi plus ouverte à de nouvelles formes de savoirs, savoir-faire et savoir-vivre ? Quelles analogies et perspectives croisées pouvons-nous tisser entre le soin de la Terre et le soin de nos écosystèmes industriels ? C’était déjà l’enjeu de nos derniers Entretiens du Nouveau Monde Industriel en 2022 sur le thème « Organisation du vivant, organologie des savoirs » et en 2023 sur « Jeux, gestes et savoirs ». Il s’agit aussi cette année de croiser à nouveaux frais cette question des écosystèmes industriels avec l’enjeu déterminant de la fabrique de la ville, objet de nos Entretiens en 20189.
Penseur des territoires apprenants, Pierre Veltz tient que cette nouvelle industrie façonne et est à la fois modelée par le territoire. Elle oblige à repenser à nouveau frais la localité, loin de tout localisme national ou de vision uniforme de la « relocalisation ». De multiples dispositifs et labels nationaux entendent y contribuer : Territoires d’industrie, Territoires d’innovation, Contrats de relance et de transition, Cœur de ville, Petites villes de demain, …10 L’approche nécessite bien une vision, non seulement technocratique, mais aussi politique dans un contexte où les frontières traditionnelles de la « production » se brouillent, hors du clivage production (artificiel)/engendrement (naturel), et où la production ne s’oppose plus à la « consommation ». Cette approche relancerait peut-être la nécessité d’une articulation sobre et durable, d’une intermittence garantie à tous, entre outil et milieu, entre l’usine et la ville, entre autonomie et hétéronomie, entre travail et emploi. Intermittence au cœur de la proposition de l’économie contributive expérimentée par l’IRI en Seine-Saint-Denis à travers le programme Territoire Apprenant Contributif et la monnaie locale ECO11.
2. Entretiens préparatoires
Comme chaque année pour préparer les Entretiens du Nouveau Monde Industriel, l’IRI a organisé un séminaire favorisant le dialogue et les échanges avec des contributeurs de diverses disciplines et de différents domaines industriels. En croisant pensée théorique et expériences de terrain – y compris celle conduite par l’IRI en Seine-Saint-Denis – il s’agissait cette année de tenter de penser les conditions d’une bifurcation vers le design de nouveaux milieux industriels. Cette nouvelle « écologie de l’industrie » – à la fois méthode et système – est ici pensée comme une organologie au sens de Bernard Stiegler en ce qu’elle articule à nouveau frais les écosystèmes biologiques, technologiques et socio-économiques. Elle s’appuie sur la pensée simondonienne d’une éco-technologie pour reconfigurer de nouvelles localités industrielles en prise directe avec les bouleversements géopolitiques et cosmotechniques contemporains. Au redéploiement industriel des années 80/90 permis par la planétarisation des techniques numériques des réseaux (technosphère) et au mythe de l’industrie sans usines, a succédé une géopolitique de l’anthropocène qui impose de repenser l’articulation entre l’industrie et la société et entre production et (re)génération, la place des travailleurs et des habitants, le rôle de la science et la question de la redistribution de la valeur.
Le séminaire préparatoire s’est tenu les 25 et 26 juin en partenariat avec la FMSH (Maison Suger) en favorisant au maximum la présentation de méthodes d’expérimentation concrètes notamment de la part des pouvoirs publics, de l’ESS et des acteurs de la nouvelle industrie décentralisée comme des grands groupes.
1. Cité dans l’article du Monde et de l’AFP publié le 12 mai 2023.
2. Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Seuil, 2024.
3. Bernard Stiegler, Bifurquer, il n’y a pas d’alternative, Collectif, éd. de poche, Les Liens qui libèrent, Paris, 2022.
4. JH Barthélémy et L. Duhem (Dir.), Ecologie et technologie. Redéfinir le progrès après Simondon, Ed. Matériologiques, 2022.
5. Victor Petit, “L’écologie de Bernard Stiegler.”, 30 juin 2021, Cahiers Costech, numéro 4 ; V. Petit, C. Collomb. « Chapitre 2. Situer l’écologie technologique de Simondon ? », in Jean-Hugues Barthélémy éd., ibid., pp. 63-82 ; Victor Petit, “Chapitre. 3, Technologie du milieu vs. Ingénierie de l’environnement”, in Mathieu Triclot, Prendre soin des milieux. Manuel de conception technologique, éd. Matériologiques.
6. Où sont les technologies d’avenir ? Colloque organisé sous la direction de Vincent Bontems (INSTN-CEA), Christian Fauré (Octo Technology) et Roland Lehoucq (CEA Saclay), 30/08-5/09/2023.
7. Gilbert Simondon, Sur la technique, PUF, p. 411.
8. Alexandre Monnin, Politiser le renoncement, Divergences, 2023.
9. Bernard Stiegler (Dir.), Le nouveau génie urbain, Fyp, 2019.
10. Caroline Granier, Refaire de l’industrie un projet de territoire, préface de Pierre Veltz, Presses des Mines, 2023, p.7.
11. https://lecoleduterrain.fr/maniere-de-faire/leconomie-contributive/