Session 2 : De la théorie des jeux au jeu du vivant
Lundi 18 décembre – 13h30-16h00
La théorie des jeux de Von Neumann propose une vision cybernétique et panoptique des différentes typologies de jeux dans le contexte géopolitique de la guerre froide. Cette approche mathématique qui a montré son efficacité aux débuts de l’informatique nous projette dans un contexte pourtant très différent de notre situation contemporaine dominé par l’approche statistique du monde. Comment à la fois « se jouer » de cette tendance statistique et dépasser le cadre réducteur de la théorie des jeux ? N’est-ce pas ce que fait le vivant lui-même ? Cette session ouvrira à la question du « jeu » du vivant et comment il peut inspirer de nouveau modèle de jeu.
Interventions :
Giuseppe Longo (mathématiques et biologie)
Et si la vie présupposait toujours un théâtre de jeu ?
Quand on regarde une paramécie explorer son environnement, une cellule de glande mammaire saisir des fibres de collagène par tâtonnement… une souris jouer avec ses congénères, on observe une certaine continuité du comportement. L’exploration du contexte et, surtout, de règles possibles de comportement paraît une activité essentielle du vivant. La paramécie dispose de formes primaires de rétention et de protension : elle se souvient et ‘‘va vers’’ un but. L’activité protensive propre à l’action dans un espace se construit par essais : elle demande la construction d’invariants du mouvement, de la chasse ou de la fuite, à itérer dans un contexte similaire, au coeur de l’apprentissage. Chez les mammifères, l’apprentissage par exploration des comportements et des réactions des autres, de ‘‘normes’’ à leur proposer, se manifeste alors par le jeu, à partir de l’interaction avec les parents et les congénères. Sans ‘‘projeter en arrière’’ nos pratiques humaines, dont le jeu, il est au contraire légitime de voir ce dernier comme un développement évolutif, qui peut devenir très complexe, d’activités essentielles à toute formes du ‘‘vivre dans le monde’’. Cela nous éloigne des visions qui veulent tout comprendre et tout réguler par des méthodes d’optimisation et de calcul de l’évolution, dans une vision d’optimisation et de sélection du “meilleur” notamment en économie.
Maël Montévil (théoricien de la biologie)
Le jeu et le vivant
Le tournant phylogénétique a déplacé l’agentivité du niveau des organismes à celui des populations, à tel point que la théorie des jeux est appliquée en biologie à la question de la tragédie des communs, la possibilité qu’un variant (génétique) vienne perturber une stratégie de coopération. Mais la notion de jeu en un sens plus classique existe toujours, notamment en éthologie, et l’on découvre que des espèces de
plus en plus diverses ont la capacité de jouer. Quel est alors le sens théorique de ces jeux et comment peuvent-ils nous éclairer sur le vivant?
Anna Longo (philosophe des techniques)
Exercices d’altérité : Le jeu dans une perspective non individualiste
La théorie des jeux stratégiques formalisée par Von Neumann et Morgenstern implique une approche très individualiste de la compétition : chacun n’agit qu’en vue de la maximisation de l’utilité personnelle. En outre, les individus sont considérés comme homogènes au point de vue des capacités, notamment ils partagent tous la même forme de rationalité, en conséquence ils se rencontrent en tant qu’adversaires, cependant il n’y a aucune véritable altérité. Bien que les jeux évolutionnaires introduisent une pluralité de stratégies et des capacités, l’altérité initiale tend à s’effacer à travers le mécanisme de sélection déterminant la disparition des comportements moins adaptés et la diffusion des plus efficaces. Dans cet exposé je propose, en revanche, que dans sa conception plus générale et originale le jeu est une activité qui permet de dépasser les limites de l’individu, non seulement pour s’ouvrir vers l’autre mais aussi pour embrasser la multiplicité qui se cache derrière l’illusion de l’identité. Comme au théâtre, l’activité de jouer est liée à la possibilité de se mettre à la place de l’autre, d’expérimenter des sensations et des émotions qui ne sont pas les nôtres
Mathilde Tahar (philosophie de la biologie)
Le jeu animal, laboratoire d’inventions pour l’évolution ?
Alors que la tradition philosophique a conçu l’animal non-humain au pire comme une machine, au mieux comme un être signifiant mais condamné à l’univocité, le jeu dévoile l’animal comme un être capable de détourner son rapport immédiat au milieu pour créer une situation fictive, ludique. Sans utilité immédiate, et décorrélé des impératifs de l’environnement, le jeu ouvre un espace de liberté pour l’animal, et l’autorise à tester de nouveaux comportements sans encourir de grands risques. Nous voyons ainsi les animaux s’adonner aux acrobaties les plus étonnantes, les blaireaux faire des sauts périlleux, les mammifères marins, créer des filets de bulles extraordinairement sophistiqués,… Mais si nous sourions devant ces activités frivoles, elles révèlent à ceux qui y prêtent attention une faculté d’invention dont les enjeux dépassent largement le cadre ludique. Créatrice de nouvelles interactions avec l’environnement, motrice d’adaptabilité, et initiatrice de changements écologiques, l’inventivité animale pourrait être un facteur crucial de transformations évolutives. L’étude du jeu animal permettra de mieux comprendre les capacités des animaux, d’élargir notre conception de l’invention, mais surtout de repenser le rôle joué par les organismes non-humains dans l’évolution, approfondissant ainsi notre compréhension des dynamiques évolutives.