Session 4 : L’individuation psychique et collective dans les milieux digitaux : données et profils, addictions et attentions
Mercredi 23 décembre – 09h30-13h00
Depuis la surexposition aux écrans des jeunes enfants jusqu’aux nouvelles formes d’addictions aux applications, depuis l’exploitation des données personnelles jusqu’à la diffusion des fake news, en passant par la généralisation de la surveillance, l’extension des technologies numériques dans toutes les sphères de l’existence (notamment par l’intermédiaire des smartphones) engendrent de nouvelles pathologies, à la fois psychiques et sociales, et soulèvent de nouvelles questions, à la fois juridiques et politiques. Longtemps restés inaperçus, ces phénomènes inquiètent aujourd’hui massivement : aussi bien les citoyens (parents et adolescents) que les organisations internationales, aussi bien les professionnels de la santé, de l’éducation et du soin, que les designers de la Silicon Valley. Quels sont les effets psycho-sociaux engendrés par les nouvelles formes de télé-communication numérisée ? En quoi transforment-elles les manières de se rapporter à soi-même et aux autres ? En quoi les processus d’individuation psychiques et collectives sont-ils perturbés ? Comment transformer les modèles comportementalistes et neurologiques qui sous-tendent le fonctionnement des « réseaux anti-sociaux » et l’économie des données ?
Interventions :
Marie-Claude Bossière – Pédopsychiatrie
Transmission intergénérationnelle, objet transtionnel et leurs disruption par le smartphone
A l’origine de l’objet transitionnel, se trouve le phénomène transitionnel, qui prend place dans le développement du petit humain dans la perception d’un début de séparation d’avec sa mère- environnement. C’est le lieu de la première création, dont Winnicott, pédiatre et psychanalyste, dans sa description minutieuse, fait l’ébauche de la créativité, de la culture, de la connaissance, du jeu. Le phénomène transitionnel se développe au travers de sa capacité d’être seul du bébé, grâce à la présence et à l’attention quasi parfaites de sa mère, qui pourtant se désajuste subtilement. Le phénomène transitionnel s’augmente de l’objet transitionnel, que l’enfant va trouver-créer, premier objet à l’origine de tous les objets techniques. Le smartphone qui prend place dans cet environnement de façon extrêmement précoce n’est pas en lui-même un objet transitionnel, par son caractère permanent, n’autorisant en particulier chez l’enfant ni créativité, ni activité, ni intermittence, ni détachement… Les stimulations auditives et visuelles captent son attention indéfiniment, et entravent les expériences nécessaires à son développement. Par ailleurs, le smartphone capte l’attention du parent et le soin fourni par le holding, le handling et l’object presenting; il disrupte dramatiquement la transmission générationnelle, base du caractère fondateur ( au sens de fondations) de l’humanité : le langage, la structuration dans l’espace, la symbolisation. On assiste alors à la destruction du soin au corps et à la relation.
Simon Woillet – Université Paris 3
Du capitalisme numérique au confinalisme
Gerald Moore – Durham University
Post-scriptum sur une société malade : du coronavirus au screen new deal
Durant les derniers mois avant sa mort, Bernard Stiegler s’est intéressé de plus en plus à la relation entre la vie et la diversité, à savoir comment la biodiversité et la noodiversité – la différence de pensée rendue possible par la participation à la construction de l’ordre technosymbolique – alimente la création de ce qu’il a appelé la “néguanthropie” et la promesse du “Néguanthropocène”. Dans son sillage, nous pouvons constater que les “syndémies” comme Covid-19 prospèrent en l’absence de diversité, dans des sociétés axées sur une idéologie monoculturelle de la productivité maximale, ce qui nous laisse dans une situation de dépendance précaire vis-à-vis d’une gamme de plus en plus étroite de ressources intellectuels, technologiques et politiques ainsi que “naturelles”. Nous avons vu comment les pandémies prennent racine dans les mégafermes agricoles, lorsque des agents pathogènes provenant de zones déboisées pénètrent dans de vastes populations d’animaux génétiquement homogènes, stressés et immunologiquement compromis. Elles deviennent des syndémies zoonotiques en raison de la façon dont les modes contemporains de vie sédentaire universellement épuisés et homogénéisés nous laissent avec des niveaux d’inflammation de base qui nous rendent sensibles à la septicémie toxique des tempêtes de cytokines. La virulence des coronavirus, en d’autres termes, a beaucoup à voir avec ce que Stiegler appellerait notre prolétarisation.
En exposant les risques de notre société malade, la syndémie réitère la nécessité de la bifurcation. Persister dans les labeurs d’adaptation et la société intermittente, paralysée par les catastrophes anthropocéniques dont non seulement la maladie mais aussi des inondations, incendies et l’épuisement dépressif, deviendra la norme. Cependant en embrassant l’intermittence de la vie, et en nous concentrant sur un travail significatif, sur le savoir-vivre, et sur la transformation de notre dépendance à la consommation thérapeutique, et nous pouvons commencer à entrevoir à quoi pourrait ressembler le Néguanthropocène. Un obstacle majeur réside néanmoins dans les solutions proposées pour le Covid-19, notamment ce que Naomi Klein appelle le “Screen New Deal”, qui menace de réduire encore la noodiversité.
Peter Szendy – Université Paris Nanterre
Voiries et échangeurs du regard