Argumentaire

This page is available in english.

Du web sémantique au web herméneutique


Avec le world wide web, a émergé il y a 22 ans ce qui apparaît désormais constituer la société réticulaire, que bouleverse l’économie des data, au plus grand bénéfice de groupes devenus planétaires en moins de dix ans au détriment des économies et des sociétés européennes : celles-ci n’ont pas su élaborer de politiques industrielles à la hauteur des enjeux, ni aux niveaux nationaux, ni au niveau de l’Union Européenne

Bien que le web ait été inventé par le CERN, c’est en Amérique du Nord que les conséquences en ont été tirées, et c’est sous l’influence des boucles de rétroactions qui étaient favorables à ses modèles d’affaires que le web a évolué – en un sens qui l’a profondément dénaturé, au point d’en faire un instrument d’hypercontrôle et d’imposition d’une gouvernance purement computationnelle de toutes choses.

Au printemps 2014, dans le sillage des effets provoqués par les révélations d’Edward Snowden, Tim Berners Lee et le W3C lançaient l’initiative « The Web We Want ». C’est dans la suite de cette démarche que l’IRI a proposé à ses partenaires (Cap digital, France Télévisions, Strate Ecole de Design, Institut Mines-Télécom, W3C) de consacrer la neuvième édition des Entretiens du nouveau monde industriel à l’hypothèse d’une refondation et d’une réinvention du World Wide Web, et sous le titre « La toile que nous voulons » – une toile que l’on perçoit désormais aussi bien comme le dispositif de capture de l’araignée que comme l’écran de projection d’un avenir meilleur.

*

Depuis son origine, et sous la pression d’un secteur économique désormais hégémonique, le Web est devenu de plus en plus computationnel, privilégiant à outrance l’automatisation mise au service de modèles économiques devenus la plupart du temps ravageurs pour les structures sociales, et affaiblissant toujours plus gravement les conditions d’une pratique réflexive, délibérative et donc consciente de l’instrumentalité numérique réticulée – sans parler des aspects révélés par Edward Snowden.

Cette question constitue un triple enjeu : économique, politique (c’est-à-dire aussi militaire) et épistémologique. Lorsque Chris Anderson lançait en 2008 le débat sur les enjeux des big data que l’on nommait alors le data deluge, il clamait la « fin de la théorie ». Ce point de vue sans aucun doute vrai en fait dans certains domaines est aussi indubitablement faux en droit – et dans cette différence entre le fait et le droit se tient la question que nous posions dans les Entretiens du nouveau monde industriel 2014 sous le titre « La vérité du numérique » – la fin de la théorie, c’est la clôture automatique et entropique des savoirs – c’est à dire leur anéantissement statistique.

Au point de vue de Chris Anderson, nous n’opposons pas seulement un argument abstrait de droit. Nous y ajoutons que l’automatisation du web ne sera en effet bénéfique que si elle est augmentée d’une fonctionnalisation herméneutique, c’est à dire néguentropique, capable de tracer les différends, polémiques et controverses, et d’en organiser les processus d’individuation collective délibérative par la conception d’un nouveau type de réseaux sociaux, basé sur les concepts d’individuation de Simondon, et fondé sur un nouveau langage graphique d’annotation.

Cette édition 2015 de nos entretiens, qui se tiendra immédiatement après la conférence des Nations Unies sur la limitation du changement climatique, affirmera la nécessité et la possibilité de réélaborer un web explicitement conçu en vue d’augmenter le potentiel néguentropique de l’humanité, au lieu de soumettre toutes singularités et possibilités salvatrices de bifurcations délibérées à un modèle computationnel systémiquement entropique.

L’enjeu est celui d’une lutte contre l’entropie massive en quoi consiste l’avènement de l’Anthropocène, aussi bien que de la réouverture d’un avenir européen fondé sur la relance d’une politique industrielle européenne – par delà Airbus et le TGV tout aussi bien qu’au-delà du story telling des « big data ».