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L’avènement de la technologie numérique et de la société réticulée par l’écriture en quoi elle consiste constitue une nouvelle épistémè marquée par un « tournant computationnel », comme l’a appelé David Berry (cf. Understanding digital humanities) : c’est la nature même des savoirs sous toutes leurs formes qui s’en trouve affectée.
Cette technologie fait à notre époque ce que l’écriture fit à l’Antiquité. C’est ce que soulignaient déjà Simon Nora et Alain Minc dans L’informatisation de la société il y a trente cinq ans :
Lorsque les Sumériens inscrivaient les premiers hiéroglyphes sur des tablettes de cire, ils vivaient, sans probablement la percevoir, une mutation décisive de l’humanité : l’apparition de l’écriture. Et pourtant, celle-ci allait changer le monde.
Il est inconcevable que les universités aussi bien que les grands organismes de recherche ne mettent pas la métamorphose numérique des savoirs et de leurs enseignements au cœur de leurs préoccupations et au premier rang de leurs priorités : le déploiement dans toutes les disciplines – comme dans toutes les dimensions de l’existence humaine – de ce que Clarisse Herrenschimdt a appelé l’écriture réticulaire constitue évidemment l’enjeu majeur du savoir au XXIème siècle.
Après l’agitation planétaire provoquée par Coursera et la stratégie américaine du smart power dont cette initiative est le symptôme, les enseignements universitaires en ligne deviennent déjà à Harvard des SPOCS, c’est à dire des small private online courses, ce qui fait dire à Robert Lue que « nous sommes déjà dans l’ère post-moocs »[1]. Ces transformations du côté des enseignements sont des effets visibles mais superficiels du fait que le milieu mnémotechnique des savoirs, qui est en train de changer de nature, bouleverse les savoirs eux-mêmes depuis la recherche de pointe jusqu’aux formes les plus élémentaires de l’enseignement.
Qu’on les pense à partir des massive open online courses, des small private online courses, ou de bien d’autres modèles possibles, ou déjà existants, les enseignements numériques sont certes un enjeu majeur. Mais celui-ci vient rationnellement après celui de la recherche et des études numériques. Il n’est possible et nécessaire de mettre en œuvre les nouvelles formes de l’enseignement liées au développement des technologies numériques et de les expérimenter collectivement qu’à la condition de les concevoir et de les pratiquer en relation étroite et explicite avec une politique de recherche explorant les couches profondes du devenir épistémique et les nouvelles épistémologies des disciplines requises par la numérisation.
Faute d’une telle articulation structurelle et clairement revendiquée, les initiatives en tous genres prises du côté des enseignements ne pourront apparaître que comme des modes et des effets de surface sujets à tous les vents et contrevents médiatiques qui agitent le monde contemporain comme jamais : elles sembleront toujours appartenir à une ère déjà dépassée par la dernière nouveauté dans ce domaine – où l’on ne manque pas d’imagination, au risque parfois d’y manquer de recul, sinon de savoir.
L’université, apparue il y a un peu plus de mille ans, alors conditionnée par la copie manuscrite des textes canoniques, fruit de la glose que ceux-ci engendraient au cours de cette copie même, a connu une deuxième époque avec la république des lettres issue de l’imprimerie, qui fut à l’origine de l’université de Berlin, et qui a perduré jusqu’au XXè siècle.
Depuis 1993, avec le world wide web qui a rendu l’écriture réticulaire accessible à tous, l’université est entrée dans un nouvel âge. Ce fait majeur, massif, et à bien des égards stupéfiant, requiert le développement de digital studies.
Quelle que soit sa forme, un savoir est une mémoire partagée par une communauté selon des règles pratiquées par cette communauté, et parfois explicitées et théorisées par elle : il s’agit alors en général d’une communauté de pairs. Ce type de savoir, que l’on dit aussi scientifique et critique, apparait avec l’écriture alphabétique qui, sous toutes ses formes, forme le milieu mnémotechnique et techno-logique qui conditionne l’élaboration et la transmission des connaissances fondées sur la critique des pairs.
Ni l’alphabet manuscrit, ni le texte imprimé, ni les données, algorithmes et réseaux numériques ne sont pour les savoirs en général et les institutions savantes en particulier de simples moyens d’éducation ou de recherche : ce sont les milieux des savoirs fondés sur la critique ouverte et constante des règles d’interprétation en quoi consistent ces savoirs formés par ces communautés de pairs.
Le numérique transforme ces savoirs très en profondeur d’abord parce qu’il constitue la nouvelle surface d’inscription et de formalisation publique du débat entre pairs que toute discipline rationnelle constitue à travers conflits d’interprétation et controverses scientifiques. Les caractéristiques du numérique (automatisation et vitesse du calcul, accès massif et planétaire, réseaux coopératifs, nouvelles formalisations, modélisations, visualisations, interactions et simulations, etc.) constituent pour les savoirs de nouvelles possibilités, très largement accessibles aux publics les plus divers, qui redéfinissent les conditions de la parité, c’est à dire aussi les conditions de la certification comme de la légitimité.
Le peer to peer, dont on parle beaucoup depuis l’apparition des logiciels et sites web dits P2P, apparut il y a vingt-sept siècles avec les premiers géomètres grecs. Le milieu mnémotechnique numérique rend possibles et requiert les nouvelles heuristiques, les nouvelles herméneutiques et les nouvelles épistémologies qui doivent nourrir les didactiques et pédagogies dont le but est précisément de faire entrer le maximum d’élèves et d’étudiants dans ces communautés de pairs.
De l’infiniment grand (astrophysique) à l’infiniment petit (nanoscience), la physique est reconfigurée par l’instrumentalité numérique comme le sont les mathématiques et les statistiques – notamment par le calcul intensif – , la linguistique sous l’effet du « capitalisme linguistique », la géographie à l’ère des systèmes d’information géographique et du GPS à travers lesquels le territoire devient fonctionnellement et ordinairement numérique, la biologie génétique que rendent possible les biostations et l’imagerie scientifique, etc. : aucun savoir n’échappe à la nouvelle facture du milieu mnémotechnique contemporain configuré par ces machines à catégoriser que sont les ordinateurs en réseaux.
La catégorisation numérique redéfinit en totalité les conditions de production des règles de catégorisation en quoi consistent toujours, en dernier ressort, les savoirs fondés sur la critique des pairs. De nouvelles conditions de publication, de confrontation, de certification et d’éditorialisation des savoirs se mettent ainsi en place. Elles correspondent aux nouvelles règles et méthodes heuristiques, herméneutiques, didactiques et pédagogiques qui tout à la fois en surgissent et s’en emparent, formant l’épistémè du XXIè siècle selon un processus dynamique qui doit pousser les institutions académiques, l’industrie et le monde économique à coopérer pour en produire une vision à long terme au-delà du story telling dont le marché est devenu l’agent permanent. On trouvera un développement de ces questions sur le vidéolivre accessible à travers le lien (http://digital-studies.org/p/propositions-FUN/) et dans les travaux conduits dans le cadre du projet ANR Epistémè.
[1] http://www.bbc.co.uk/news/business-24166247